Cycles d’Excursions Urbaines 2024-2025

Les variations de gentrification à travers des quartiers à Istanbul

 

Propos :

Le cycle d’excursions urbaines organisé par l’Observatoire Urbain d’Istanbul (OUI) portera, pour l’année 2025, une attention particulière au thème de la gentrification et ses variations dans des espaces urbains divers. Le programme vise à explorer les transformations socio-spatiales affectant divers quartiers d’Istanbul sous l’effet de la gentrification, en mettant en lumière les mécanismes et les conséquences de ces transformations.

Le concept de gentrification a été proposé par la sociologue Ruth Glass (1964) dans les années 1960 pour décrire le processus par lequel les quartiers populaires de Londres ont été transformés par l’installation de ménages des classes moyennes et supérieures. Ce phénomène conduit à une « valorisation » à la fois matérielle et symbolique des quartiers, mais engendre également une forme de dépossession progressive pour les habitants issus des classes populaires, souvent contraints de quitter les lieux en raison de la hausse des prix immobiliers et locatifs. Neil Smith, géographe connu pour ses travaux sur la gentrification, a reconceptualisé ce terme comme un processus systémique fondé sur la dynamique du capitalisme, de l’inégalité urbaine et de la lutte des classes (Smith, 1982 & 1996).

Bien que souvent considéré comme un phénomène universel et mondial, le concept de gentrification se manifeste de manière variable selon les contextes et dynamiques locaux (Lees et al., 2015). Dans certains quartiers, les dynamiques résidentielles et commerciales évoluent parfois de manière dissociée, produisant une mosaïque de modèles sociaux et spatiaux (Chabrol, 2012). Ce processus n’est pas toujours linéaire ni uniforme, et il peut suivre des trajectoires diverses tout en impliquant des groupes sociaux hétérogènes (Bourdin, 2008).

Des débats persistent également parmi les chercheurs sur la pertinence de ce terme pour décrire les villes des pays du Sud, comme Istanbul, où les logiques d’urbanisation diffèrent souvent de celles des villes occidentales. En Turquie, des termes tels que soylulaştırma, seçkinleştirme ou mutenalaştırma sont fréquemment utilisés pour traduire et contextualiser le concept de gentrification.

Istanbul est un cas d’étude pertinent pour explorer ces notions dans un contexte d’urbanisation néolibérale (Dinçer, 2011; Lovering & Türkmen, 2011). Depuis les années 1980, la ville a connu une croissance rapide, alimentée par des politiques favorisant les investissements privés, les projets immobiliers de grande envergure et une politique de transformation urbaine. Ce développement accéléré a transformé le paysage urbain, marquant une rupture avec l’image historique d’Istanbul et entraînant une redéfinition des espaces. Certaines zones, quartiers populaires du centre et de la périphérie d’Istanbul sont aujourd’hui marqués par des processus de revalorisation visant à attirer de nouvelles populations et à redéfinir l’usage de ces espaces. 

À Istanbul, nous rencontrons plusieurs formes de gentrification et leurs reflets dans différents quartiers à différentes époques. Selon l’étude de Tolga İslam (2006), réalisée au début des années 2000, la gentrification, initialement observée dans les années 1980 à Kuzguncuk, Arnavutköy et Ortaköy le long du Bosphore, a connu une deuxième vague dans les années 1990, touchant Cihangir, Galata et Asmalımescit, avant de s’étendre, lors d’une troisième vague à la fin des années 1990, aux quartiers de Fener et Balat. Ces trois vagues de gentrification, observées dans différentes parties de la ville, partagent plusieurs caractéristiques communes : elles concernent des quartiers historiquement habités par des minorités, caractérisés par un parc immobilier distinctif datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, et bénéficiant soit d’un accès au front de mer, soit d’une vue sur la mer (İslam, 2006).

À côté de ces processus de « gentrification classique », au cours des 20 dernières années marquées par une intensification de l’urbanisation autoritaire, les recherches sur la gentrification se sont orientées vers les processus menés par l’État (state-led gentrification), notamment dans des quartiers tels que Sulukule (Tok & Oğuz, 2013; Erdi, 2019), Tarlabaşı (Türkün & Sarıoğlu, 2014) et Okmeydanı (Clara Rivas, 2021). Parallèlement, les processus de gentrification se sont également développés dans le cadre de projets à grande échelle, menés avec le soutien actif des secteurs privé et/ou public.

Le cycle d’excursions urbaines 2025 vous invite à explorer les processus de gentrification des zones urbaines d’Istanbul, où se déploient à différents moments diverses formes, dynamiques et acteurs, à travers cinq excursions distinctes, tout en engageant une réflexion collective sur le concept de gentrification. Cihangir et Tophane, deux quartiers centraux réputés pour leur riche patrimoine historique et architectural, leur dynamique culturelle et leur proximité avec la mer, constitueront la première étape de nos excursions. Eminönü-Küçükpazar représente un autre pilier du programme, illustrant la transformation du tissu social et une restructuration orientée vers le tourisme, marquée par la prolifération de cafés, d’hôtels, de commerces et de logements Airbnb. Les étapes de Dolapdere dans le programme, et en particulier sa transformation avec l’ouverture de galeries d’art, revêt une signification particulière pour analyser à la fois le lien entre les activités artistiques et la gentrification, ainsi que pour évaluer dans quelle mesure ces initiatives de gentrification ont réellement abouti.

À la différence des exemples précédents, le cas de Fikirtepe, initialement présenté comme le « Manhattan » de la Turquie, se distingue par un projet de transformation urbaine soutenu par les gouvernements local et central, ayant entraîné la démolition du tissu urbain existant, le déplacement de nombreux résidents, une hausse des coûts de logement et un climat d’incertitude prolongé pour la population restante. Cette excursion constitue une opportunité d’explorer les projets de transformation urbaine parrainés par l’État dans le cadre des débats sur la « gentrification ».

Vingt-deux ans après le symposium sur la gentrification organisé par l’Observatoire urbain d’Istanbul, ces excursions ont pour objectif de revisiter le concept de « gentrification » et d’examiner ses diverses manifestations à Istanbul, en retraçant les transformations passées et présentes de la ville. D’une part, elles offriront l’occasion d’observer concrètement ces processus dans le paysage urbain et d’analyser leurs impacts sur les habitations, les commerces et les pratiques sociales. D’autre part, elles inviteront à réfléchir sur le concept de gentrification, ses limites et ses formes diverses.

Programme provisoire

Janvier : Formes de gentrification spontanée au centre d’Istanbul – les cas de Cihangir et Tophane (Gülçin Erdi & Sibel Akyıldız)

Mars : Gentrification de Eminönü-Küçükpazar via le tourisme Airbnb (Gizem Kosova)

Avril : Gentrification ? Démolition / reconstruction et précarité à Fikirtepe (Dilek Karabulut & Francesco Pasta)

Mai : Dolapdere au croisement de plusieurs formes de gentrification (Selen Su Durmuş & Julie Gloannec) 

Juin : Traces de la gentrification dans le quartier Yeldeğirmeni de Kadıköy (Mehmet Tayfur & Dilek Karabulut)

Références

Bourdin, Alain (2008), “Gentrification : un « concept » à déconstruire”, Espaces et sociétés n° 132-133, no 1, pp. 23‑37. 

Chabrol, Marie (2012), “De nouvelles formes de gentrification ? Dynamiques résidentielles et commerciales à Château-Rouge (Paris)”, 2011, e-Migrinter, 8, pp. 116-118.

Clara Rivas Alonso (2021), “State-led gentrification and time in Okmeydanı, Istanbul: Resisting uncertainties through everyday solidarities”, Department of Geography University of Leicester.

Dinçer, İ. (2011). The Impact of Neoliberal Policies on Historic Urban Space: Areas of Urban Renewal in Istanbul. International Planning Studies, 16(1), 43–60.

Erdi, Gülçin (2019), “Rien ne sera jamais comme avant La vie de la communauté rom de Sulukule après un projet de rénovation urbaine à Istanbul”. Les Cahiers d’EMAM, no 31.

Glass, Ruth (1964), “Introduction : Aspects of Change”, Centre for Urban Studies, London: Aspects of Change, London: MacGibbon and Kee.

İslam, Tolga (2006), “Merkezin Dışında: İstanbul’da Soylulaştırma”, dans D. Behar & T. İslam (dir.), İstanbul’da Soylulaştırma : Eski Kentin Yeni Sakinleri, p. 43-58, İstanbul Bilgi Üniversitesi Yayınları.

Lees, L., Hyun Bang S. & Ernesto L., (2015) “Global gentrifications: Uneven development and displacement”, Policy Press.  

Lovering, J., & Türkmen, H. (2011). Bulldozer Neo-liberalism in Istanbul: The State-led Construction of Property Markets, and the Displacement of the Urban Poor. International Planning Studies, 16(1), 73–96.

Smith Neil (1982), “Gentrification et développement inégal”, dans Villes contestées, pour une géographie critique de l’urbain, Paris, Les Prairies ordinaires, p. 271-304.

Smith Neil (1996), “The New Urban Frontier: Gentrification and The Revanchist City”, London: Routledge.

Tok. E. & Oğuz, M. (2013), “Manifestations of Neoliberal Urbanisation: The Case of Sulukule/Istanbul”, Planlama, 23(2):57-66.

Türkün, A. & Sarıoğlu, A. (2014) “Tarlabaşı: Tarihi Kent Merkezinde Yoksulluk ve Dışlanan Kesimler Üzerinden Yeni Bir Tarih Yazılıyor”, dans A. Türkün (dir.), Mülk, Mahal, İnsan: İstanbul’da Kentsel Dönüşüm (pp. 267 – 309). İstanbul Bilgi Üniversitesi Yayınları.

 

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